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#2 : Faudrait-il numériser toutes les traditions pour les sauvegarder ?

| | 02/09/2012
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   Bonjour à tous ! Pour cette nouvelle chronique, je vous invite à mobiliser vos cellules grises sur ce qui est véritablement un sujet épineux et extrêmement délicat à appréhender (évidemment, me direz-vous, si ce n'était pas le cas, vous ne seriez pas en train de lire ces lignes).
  Si la question peut évidemment faire sourire au premier abord, elle n'est pas pour autant foncièrement ridicule. "On" déplore la disparition de "nos" traditions, on se lamente sur l'uniformisation et le formatage culturel, on pleure d'avance devant notre planète disneylandisée. Dans ce cas, si on sauvegardait tout avant de risquer de tout perdre ?

Imaginez... Vous allumez votre ordinateur et d'un clique adroit, vous vous connectez sur le serveur qui non seulement recense les traditions et les coutumes du monde entier, mais les rend accessibles par simple clique, en vidéo, en photo, en récit... Génial, à vous les recettes indiennes, les danses tribales papous, les chants bretons.. 
...Ou pas. Finalement, les données sont conservées jalousement dans un lieu tenu secret en tant que conservation du "patrimoine de l'humanité" et... Terrifiant. 

Avant de tomber dans le récit d'une dystopie des plus affirmées, demandons l'avis de notre expert du jour : le professeur... Tonic ! 

Dameg - J'y crois pas, c'est encore vous ?!

G. Tonic - Bien sûr que c'est moi.

Dameg - Et vous êtes compétent pour nous éclairer afin de savoir s'il serait bon de numériser toutes les traditions afin de les conserver ?

G. Tonic - Je suis expert en la matière.

Dameg - Bien, bien... Alors professeur Tonic, je vous en prie, à vous l'honneur !




G. Tonic - Merci. Tout d'abord, votre question est, me semble-t-il, légèrement ambigüe. Si le terme de numériser nous pose les problèmes que vous citez plus haut, ce n'est rien comparé aux écueils de vos "traditions"... De quelles traditions voulez-vous parler au juste ? 

Dameg - Hé bien, je sous-entends les coutumes que nous avons aujourd'hui, toute notre culture sous des formes radicalement différentes, de l'art culinaire à la danse, de la langue aux normes de politesse, des savoir-faire à notre Histoire. Bien entendu, nos traditions d'aujourd'hui découlent également de celles d'hier, mais il y a des traditions qui, par le biais de la mondialisation, disparaissent peut-être plus vite que prévu. Je veux dire, n'est-il pas important de sauvegarder tout ce qu'on est en train de remplacer, à tort ou à raison ?

G. Tonic - Je comprends un peu mieux. Vous voudriez garder une trace de tout le savoir et des coutumes, qui pour une raison ou une autre, ne sont plus portés par une partie des Hommes qui les portaient jusque là, afin d'éviter de les perdre définitivement. Mais quelle valeur à quelque chose dans laquelle plus personne ne se reconnait ?

Dameg - Heu... Disons tout simplement qu'à titre d'archives, cela pourrait nous apporter quelque chose, pour enrichir notre savoir global. Par exemple, quand bien même les méthodes agricoles auraient changé du tout au tout en rendant des méthodes archaïques totalement obsolètes et inutilisables, il est bon pour l'Histoire de se rappeler comment nous procédions dans des temps plus anciens.

G. Tonic - Très bien. Comme vous venez de le faire remarquer, ce n'est pas parce qu'une culture X ou Y n'est plus portée par sa population qu'elle mérite foncièrement d'être abandonnée et oubliée. Bien qu'il existe sans doute d'autres raisons, le seul fait que cette culture puisse enrichir notre savoir global suffit à justifier sa sauvegarde. Mais cette culture désormais morte est-elle comparable à une culture (c'est à dire un ensemble de normes et de valeurs propres à une société) qui demeure vivante dans chacun de nous ?

Dameg - Je commence à entrevoir tout un tas de problèmes...

G. Tonic - En effet, nous allons les prendre dans l'ordre. Tout d'abord, précisons déjà que tu conçois la culture comme une base de donnée, stable et fixée, alors que c'est en réalité et par essence un ensemble extrêmement disparate, hétérogène, qui se modifie dans sa structure, certes lentement, mais qui évolue constamment.

Imagine que tu ramasses des feuilles. Tu conçois la culture comme la tas de feuille que tu as fait, avec toutes ses normes et ses valeurs. Mais ceci n'est valable qu'à un moment donné ! Si tu laisses faire le temps, les feuilles, à force de courants d'air, dans un sens, puis dans l'autre, vont s'envoler du tas et iront se perdre dans des recoins sombres de ton jardin, ou tu les laisseras se dégrader. D'autres se décrocheront des arbres et tu iras les poser sur la tas que tu as fait précédemment. Hé bien, c'est par ce processus que des éléments d'une culture disparaissent et que d'autres font leur apparition. 

Dameg - Okay, j'ai saisi.

G. Tonic - Attends, ce n'est pas fini ! Car il existe des dizaines et des dizaines de tas dans ton jardin ! Certain sont plus fournis que d'autres, car ils ont l'air plus anciens, d'autres se forment en récupérant les feuilles qui s'envolent de certains tas. Certains tas disparaissent en s'envolant totalement, d'autres en partie... Bref, je pense que tu as compris l'idée. Chaque tas représente une culture différente, mais certaines cultures ont bien des éléments en commun ! Ajoutons également que parmi ces cultures fourmillent des dizaines de sous-cultures ! 

Dameg - Hum... C'est un vrai capharnaüm là ! Bon, la solution serait de prendre chaque tas et de photographier toutes les feuilles pour savoir ce qu'il y a dans un culture donnée !

G. Tonic - Patience. Je vais te présenter maintenant deux visions des choses, qui nous intéressent indirectement dans la question que tu as posée.

Tout d'abord, imagine qu'un tourbillon se forme progressivement dans ton jardin et se fait de plus en plus violent. Ainsi, les feuilles volent dans tous les sens, les éléments des cultures se dispersent parmi tous les autres, ils circulent partout, se mélangent,...

Dameg - Heu... Comment les feuilles peuvent-elles se mélanger ?

G. Tonic - Dameg, c'est une vision de l'esprit. J'ai bien conscience qu'elle est simplificatrice, mais elle est nécessaire.

Dameg - Si vous le dites.

G. Tonic - Je le dis. Donc toutes les feuilles circulent de tas en tas, elles s'effritent si tu veux, et laissent partout ou elles passent un peu d'elles mêmes. Plus concrètement, cela se traduit au niveau des langues par des emprunts aux autres langues par exemple, ou des plats exotiques qui font leur apparition dans des pays éloignés. Comme quand Parmentier a rapporté la pomme de terre en Europe !

Dameg - La pomme de terre était déjà connue en Europe avant que Parmentier la ramène 1 . Je suis surpris que vous ne le sachiez pas.

G. Tonic - ... Passons, je ne suis pas infaillible. Maintenant que nous avons une certaine vision simplifiée des choses, je peux dire que certains voient se tourbillon grandissant comme la mondialisation. Elle permet un mix des cultures, elles se mélangent plus vite entre elles. Tu comprends ?

Dameg - Oui, mais justement, vous m'avez dit que les cultures mettaient extrêmement longtemps à évoluer. Donc si l'on considère une période relativement courte, une culture, ou son ensemble de normes et de valeurs propres à la société qu'elle a composé, reste figée ou presque. En faisant parvenir des éléments de l'extérieur, la mondialisation endommage l'unité qui était alors établit.

G. Tonic - Certes, Dameg, mais tu conçois encore la culture comme une feuille de papier vierge. Or cette unité que tu conçois n'est que le fruit de multiples années de mélange avec d'autres cultures : c'est déjà un patchwork en quelques sortes. Alors, certes, la mondialisation accélère la tendance, mais elle ne peut détruire une unité qui, de toute façon, n'existe que dans l'esprit des gens et n'a aucun fondement...

Dameg - Oui, mais à l'échelle humaine, c'est inconcevable, bien sûr... Donc finalement, la mondialisation permet de mélanger les cultures plus vite qu'avant, mais elle ne présente pas de réels dangers pour toutes ces cultures, puisqu'elles sont déjà issus de mélanges et que certaines ne l'ont pas attendue pour disparaitre...

G. Tonic - Tu as tout compris. Sauf que je ne t'ai présenté qu'une première vision des choses pour l'instant, qui se veut à la fois assez optimiste mais également fataliste dans un certain sens : on ne peut rien faire pour empêcher ça, car c'est dans le cours normal des choses. Maintenant, imagine que tu portes un énorme râteau, que tu nommes mondialisation.

Dameg - Hey, je suis pas du genre à donner des noms aux objets, j'ai des amis moi !

G. Tonic - ...

Dameg - ... Désolé, poursuivez.

G. Tonic - Grâce à ce râteau, tu vas regrouper tous les tas en un énorme gros tas. Le problème, c'est qu'il t'est impossible de ramasser toutes les feuilles, car il y en a bien trop, alors tu ramasses grossièrement tout ce que tu peux ramasser et tu en fais un tas. Celles qui ne sont pas ramassées s'envolent dans des coins du jardin, où il y a de fortes chances que tu les oublies.

Dameg - ça devient carrément obscur...

G. Tonic - Accroche toi, j'ai bientôt terminé. Ainsi, au lieu d'avoir des dizaines de petits tas, tu as un énorme tas. Mais il y a deux problèmes majeurs que je vais expliciter en sortant de la métaphore des feuilles. 
 En premier lieu, on constate que ce gros tas, aussi énorme soit-il, n'est pas aussi riche en feuille que si l'on additionne les feuilles de tous les petits tas. Ainsi, certains éléments culturels ont été perdus en cours de route, ce qui constitue une perte pour le savoir de l'Humanité.
Objectivement, et cela nous amène à notre second problème, l'unique culture restante (l'énorme tas de feuille) est dirigée par les normes et valeurs majoritaires et ce sont elles qui établissent l'ordre social. Cela ne viendrait à personne dans notre société de se balader nu dans les rues (à part par pure provocation) sans transgresser un interdit social, celui même qui a conduit à la création d'un interdit légal. Bien sûr, cet exemple est très grossier car finalement, à part quelques tribus isolées, très peu de sociétés ont toléré le fait de vivre constamment nu (les seules constantes entre les cultures sont l'interdit du meutre et de l'inceste, le cannibalisme étant à part 2 ). Mais la crainte aujourd'hui est que la mondialisation impose une culture constituée en majorité de normes et de valeurs occidentales 3 et de refouler certains éléments culturels qui ne correspondent pas ou s'opposent à ceux établis.

Voici la seconde conception de la mondialisation : une uniformisation des pratiques culturelles sur la planète, où les cultures minoritaires sont absentes. La richesse culturelle globale en est donc considérablement affectée et diminuée. Voilà ce qui nous ramène à ton idée de sauvegarde. Intrinsèquement, tu conçois la mondialisation par cette dernière vision, c'est ce qui t'a amené à la question que tu as posée.

Dameg - Ouf... Attendez que mon cerveau refroidisse... Avec toutes vos feuilles là...

G. Tonic - Prends ton temps. Tu comprends maintenant que sauvegarder chaque culture en intégralité est impossible tout simplement car elles sont sans cesse en mouvement et que de toute façon, il faudra considérer cette culture (s'il est possible de la borner, ce qui est fort improbable) comme une étape dans un cheminement qui nous dépasse totalement. C'est comme prendre une photographie d'un film, photographie qui sera déjà incomplète. Cela nous permet-il de comprendre toute la trame et les subtilités du scénario ? Bien sûr que non. Pour autant, si l'on n'a pas cette prétention, alors elle pourra toujours nous donner quelques informations sur le moment où elle a été prise. Il faut garder ça en mémoire.

Par ailleurs, il faut se méfier des reconstructions culturelles : prenons l'Écosse par exemple. Que pourrait-on sauvegarder TRÈS grossièrement à ce moment donné? Les rythmes écossais à la cornemuse, la cuisine, les châteaux, les kilts ...  Que nenni ! Pour ces derniers, on oublie bien souvent que c'est à la base une marque de protestation qui apparait progressivement contre l'union avec l'Angleterre en 1707, mais qui ne remonte certainement pas à l'antiquité comme on l'entend souvent !  4 . Est-ce alors un élément culturel ? Tout de suite, on a l'impression d'une supercherie, que la photo prise ne nous dit rien du film et pire, qu'elle nous trompe. Quelle culture garder dés lors quand on est face à une reconstruction des traditions ? 

Dameg - Mais alors... Ou voulez-vous en venir ? Doit-on laisser certains éléments de certaines cultures disparaîtrent ?

G. Tonic - Bien sûr que non ! C'est le travail de tous, de l'association qui se charge d'enregistrer les chants en breton et en gallo, aux ethnologues des tribus de l'autre bout du monde qui répertorie la moindre habitude.
Cela permet de comprendre et de pas oublier son passé, ce qui est primordial, pour chaque peuple et chaque civilisation, en plus d'un certain ajout à une connaissance globale du type Wikipédia. 

Dameg - Il faut donc quand même archiver, sauvegarder sans relâche !

G. Tonic - Archiver, numériser, comme tu disais, ou sauvegarder... Cela revêt bien des formes. Et là aussi, je te mets en garde. En dehors de toute considération technique (comment numériser les sentiments guidés par les normes, par exemple, et qui plus est, si on ne les ressent pas dans le cas ou notre socialisation s'est effectuée dans un autre cadre culturel), on peut procéder par analogie. Il est bien beau de contempler les photos d'un tigre de Tasmanie aujourd'hui. Car en dehors des écrans de Pixar, on n'en reverra plus jamais de vivant. Certes, son existence est sauvegardée dans des fichiers informatiques, mais est-ce comparable à un animal vivant ? S'il en existaient toujours sur terre, son existence aurait été préservée. On a bien deux formes de sauvegarde. Mais laquelle semble la meilleure ? 

Dameg - Vous êtes en train de me dire qu'au lieu d'essayer à tout prix de garder quelques bribes de cultures dans des archives, il faudrait pouvoir maintenir celles-ci vivantes ou les empêcher d'être détruites, ce qui a une toute autre valeur. 

G. Tonic - C'est l'idée, mais ce n'est qu'un idéal. Bien sûr que garder en vie le vecteur qui guide chaque peuple, chaque société et qui fait évoluer la culture serait bien plus profitable que d'archiver les faibles éléments que nous pouvons distinguer à un moment donné, ce qui n'a pas vraiment de sens à l'échelle de l'Humanité...  Mais dans l'urgence, cela vaut toujours mieux que l'inaction et laisser disparaitre certains éléments à jamais, quand bien même on n'en sauve qu'un pourcentage infime. Mais garde bien ça dans ta tête, les choses ne sont ni blanches, ni noires. La mondialisation peut selon les cas, revêtir les différentes formes que nous avons cité.

Dameg - J'y vois un peu plus clair, merci professeur. Mais une fois encore, j'ai l'impression que nous n'avons fait qu'effleurer le sujet...

G. Tonic - Le sujet est bien vaste et touche à de nombreux domaines. Je pense que nous avons assez gratté pour découvrir l'ampleur de la tâche qu'est de réfléchir là dessus. C'est tout l'intérêt de cette chronique, non ?

Dameg - Bien sûr. Et pour le coup, on a du grain à moudre !

***
Références :

1 Voir 150 idées reçues sur l'Histoire (2011). En effet, les conquistadors espagnols l'ont ramenée du Pérou en Europe dés 1534. On la retrouve en Ardèche vers 1540 et elle sera décrite par un naturaliste suisse dans son ouvrage en 1596. 

2 Voir Freud, L'avenir d'une illusion (1927). (Attention, ce qui suit est une note de l'auteur de la chronique, non de Freud !) Je distingue le cannibalisme des autres interdits fondamentaux par les différentes dimensions que celui-ci peut avoir : communion avec les ancêtres, acquisition du savoir du défunt,... à distinguer d'un cannibalisme purement anthropophage, dans le seul but de dévorer de la chair humaine. Seul ce dernier semble être condamnable, dans le sens ou les autres revêtent un caractère indiscutablement lié à une forme de spiritualité.

3 Pour plus d'informations sur cette affirmation qui peut sembler présomptueuse, voir F. Fukuyama, The end of History (1992), ou la prédiction de la domination, proche, des valeurs et des normes occidentales sur le monde et les autres sociétés. Cet ouvrage tranche avec le célèbre "choc des civilisations" (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order) de S. Huntigton en 1996 : cette vision de cultures qui s'affrontent pour affirmer leurs valeurs sur celles des autres sociétés n'est pas réellement développée dans cette chronique, la métaphore des feuilles ne s'y prêtant pas, mais reste présente en filigrane. Je ne privilégie pas cette thèse par rapport à l'autre, car il me semble que la vérité se trouve encore une fois à cheval sur ces deux théories et que trancher résulterait bien plus d'un véritable péché d'orgueil que d'une réflexion constructive...

4 Lire Eric J. Hobsbawm et Terence Ranger, L'invention de la tradition (1983) ou ce court article de Sciences Humaines : L'invention de la tradition.

2 commentaires / Kion vi pensas pri tiu artikolo ? :

Jojo a dit…

Cette volonté de se retrouver au travers de ses origines n'est -elle pas une manière de rejeter la mondialisation, que l'on considère comme principale cause de l'uniformisation et de l'américanisation de la société?

Dameg a dit…

@ Jojo : C'est en effet très probable. Il aurait été pertinent, pourquoi pas, de se poser la question suivante, mais la chronique aurait vraiment été trop longue et la documentation bien plus fournie :

Est-ce que finalement, ce désir grandissant qu'on a aujourd'hui de vouloir à tout prix sauvegarder les cultures relève de l'occidentalisation/uniformisation de la société ou cela a-t-il été un désir constant de l'humanité ?

... ça pose beaucoup de questions sous-jacentes, merci pour cette piste de réflexion intéressante !

 

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